Grandeur & Décadence
Michel était furieux, ou plutôt Mike… Il aboyait sur son ami de toujours projetant ça et là les cendres du cigare qu’il venait d’allumer lorsqu’il avait vu son écrivain fétiche passer sa porte, « pour fêter ça ».
Alex se tenait devant lui. Il lui tendit ses feuillets sans aucun sourire ni ravissement. Il se sentait comme dans son ancienne vie face à son patron entrain de lui faire passer son entretien individuel annuel. Il venait de lui apporter le tome 4 de « Bonnie Calamity », écrit ou plutôt réécrit en moins de 48h et visiblement ses derniers textes étaient loin d’être à la hauteur des précédents.
-Non mais c’est quoi cette merde?… On dirait le journal intime d’une adolescente de treize ans et écrit par elle. Ce n’est pas possible, tu me fais une blague de potache, là, allez mec, file-moi ta vraie version.
-C’EST la vraie et ultime version.
-Tu te fous de ma gueule? Ce n’est pas possible, ce n’est pas toi qui as écrit cette daube? Le coup de la douche, tu l’as écrit dans le deuxième tome. Il récita de mémoire une version grossière de l’anecdote: « Trois jours après avoir couché avec le beau Tonio, son professeur de tango, gay comme un pinson, qui lui avait avoué que grâce à elle il était devenu l’homme qui se cherchait en lui , il s’était révélé à lui-même dans le corps d’un hétéro. Elle était LA femme qui avait changé à tout jamais sa vie et sa sexualité. Et quand le téléphone sonna enfin, elle prenait une douche. Enfin il la rappelait. Non, son amie Valérianne avait tord, il ne s’était pas servi d’un stratagème de dragueur pour uniquement la mettre dans son lit . Dans sa précipitation pour ne pas manquer l’appel, elle ne fit pas attention, glissa sur la savonnette qui était tombée à terre, traversa la paroi, tomba et se démit l’épaule. Tout ça pour entendre sur son répondeur, qui après cinq sonneries s’était mis en route, sa mère qui voulait savoir si elle voulait qu’elle lui garde dans un tupp’ le reste de chili du souper de la veille parce que son père ne l’avait pas digéré et avait été malade toute la nuit. » Bon sang Alex, ça c’est du grand art c’est toi qui a trouvé le truc du prof de danse qui faisait croire à toutes les jeunes femmes qu’il était gay et que c’était elles qui lui avaient ouvert les yeux sur son hétérosexualité juste pour baiser. Du grand savoir-faire, du grand Max! Le coup de la paroi aussi. Sarah-Jane n’avait écrit que son espoir que ce soit un appel du professeur de tango qui ne l’avait pas recontacté après avoir couché avec elle, qu’elle avait glissé sur son savon et s’était démise l’épaule. Bon le coup du Chili était écrit aussi tu n’as rien inventé mais sans tes ajouts l’anecdote de Bonnie Calamity est fade. Tu as réussi le tour de force de rendre l’anecdote plus vivante, plus vibrante, on a mal pour elle. Et regarde ce que tu me ponds là ? « Cela faisait trois jours que j’attendais la livraison d’une tenue bien coquine avec des talons aiguilles plus hauts que la Tour Eiffel. Joshua fantasmait sur les hauts-talons et la dentelle, et mon rendez-vous était pour ce soir. Comme par hasard on sonna à la porte juste au moment où je sortais de ma douche. Pressée j’attrapai au passage une serviette que j’enroulais autour de mes cheveux et une seconde autour de ma poitrine. En voulant enjamber le petit rebord de la douche, je me cognai le petit orteil. Clopin- clopant, j’allai ouvrir la porte à demie-nue à l’homme le plus hideux de la terre, un vieux mégot éteint aux coin des lèvres. La peur prit le pas sur la douleur, je lui claquai la porte au nez rapidement tant son odeur corporelle m’incommodait. En ouvrant la boîte, regardant mon orteil tuméfié… je me dis que je pouvais dire adieu à mes talons aiguille pour quelques jours. » C’est bien Alex, mais c’est plat et redondant, c’est du déjà vu. Encore… garde ça, mais donnes-en davantage à tes lecteurs, transforme le livreur en jeune homme sexy, fais tomber sa serviette, laisse-là s’entraîner dans la décadence pour quelques dizaines de minutes…
– Mais je ne suis pas scénariste pour films porno ! Et ben tu vois, justement, pour une fois c’est bien moi qui ai écrit les aventures de Bonnie Calamity et non un truc de plagié sur le blog de Sarah-Jane.
-Mais il y a plein d’autres anecdotes que ta femme a écrites, pourquoi tu as essayé d’inventer? On sent tout de suite que c’est un mec qui a écrit, il n’y a pas cette délicatesse du style, cette authenticité…
-Parce que JE SUIS UN MEC, Michel, je n’y arrive plus, ce n’est pas moi c’est Sarah. Demande-lui d’écrire par elle-même.
-On en a déjà parlé, et tous les trois. Elle se refuse de prendre la plume, ou de dévoiler que c’est elle qui est derrière tout ça. Tu as reçu le Prix Femina pour ton bouquin, toi le grand Max Morgenstar, beau, sexy, charmeur… avec de la sensibilité… toutes les femmes craquent, tu es le prince charmant, l’homme qu’elles désirent toutes. Tu ne peux pas lâcher une telle bombe en disant: « C’est pas moi, c’est ma femme qui écrit » De plus Sarah-Jane a encore du travail à peaufiner sur son livre de recettes, il manque quelques photos de préparations.
Vos bouquins doivent sortir dans quelques jours, j’avais réservé La Hune, tu sais la librairie-galerie à Saint-Germain-des-Prés , mais elle a brûlé, là , mi-novembre; je me suis rabattu in extremis sur le Tschann 13 , j’ai du batailler avec le proprio, ce qui veut dire dans mon langage allonger des billets pour un délai aussi court, pour le lancement en exclusivité 12h avant les autres librairies. Et c’est seulement ce buzz qui va rapporter du blé au Tschann 13 et à moi, à nous… T’imagines même pas la pression en si peu de temps… Tu vas être attendu par des centaines voire des milliers de lecteurs, le duo que tu formes avec Barbie Parker est explosif. Les deux grandes stars mariées l’une à l’autre qui sortent un bouquin le même jour au même endroit. J’ai investi pas mal dans ce projet, tu ne peux pas me faire ça, pas maintenant, il y a trop en jeu. Termine la saga Bonnie Calamity au prochain tome si tu en as assez, tu pourras reprendre plus tard. On fera de nouveau le buzz en annonçant la fin de la saga au tome 5 et dans quelque temps on fera de nouveau le buzz avec le retour de Bonnie Calamity, tiens tu vois on a déjà le titre. Termine ton histoire avec un mariage et des mouflets et on reprend une suite avec un divorce, ce qui te permettra de retrouver une inspiration adéquate. Fais une pause si t’es crevé mais pas maintenant, tu feras une dépression plus tard.
-Tu ne comprends pas Michel je suis un usurpateur, un faussaire, ce n’est pas moi.
-Tu auras des états-d’âme plus tard, allez Alex, encore un tome, reprends le blog de ta femme et mets-toi au travail, je te donne encore 72h… après… je suis désolé mais tu as un contrat. Ce n’est plus ton pote qui te parle mais ton éditeur. Je ne veux pas en arriver là. Et pis regarde toi, tu pues l’alcool, tu es débraillé… ressaisis-toi mon ami. Bois un bon café, prends un douche, rase-toi, mange toutes les sucettes du monde si tu en as envie, mais merde! Retourne chez toi et mets-toi au travail.
-Ce n’est pas moi Michel, il y a quelque chose dans ma tête qui m’alerte. Ce n’est pas mon œuvre et ça va me retomber dessus. Je sais bien que Sarah est d’accord, toi aussi mais il y a comme un blocage… Et pis y a cette fille…
-Une fille? Quelle fille? Putain Alex, t’as pas fait le con? T’as pas fait ça à Sarah-Jane quand -même!
-Mais non c’est pas ça. Tu te souviens quand j’ai fait le salon du livre à Paris en mars dernier?
Alex lui relata l’étrange rencontre avec la fan rouquine à lunettes et sa demande peu conventionnelle. Michel leva les yeux au ciel:
-Une allumée parmi tant d’autres. Elle se prend peut-être pour ton héroïne. Des fans un peu cinglés tu en as vu beaucoup, ce sont les risques du métier. Des demandes d’autographes farfelues aussi. Souviens-toi de cette vieille femme qui se prétendait être ta grand-mère, cette folle qui croyait dur comme fer que tu étais le père de son bébé ou encore cette blonde qui se prenait pour Annette Schneider, ton personnage de « Duo de Chics ».
-Mais cette femme là est différente, je suis certain qu’elle est venue me faire dédicacer tous mes romans…, en mars à Paris; le Salon du Livre sur la Place dans le Grand-Est à Nancy, c’était je crois… le 10 septembre… Je n’y étais allé que le dimanche, je lui ai dédicacé le tome 2, je me souviens bien maintenant, elle me l’a fait dédicacer à Bonnie Calamity, j’ai signé et je suis passé à autre chose et il y a quelques semaines… Le salon du livre à Carhaix les 28 et 29 octobre… Tu m’as fait apprendre par cœur: » 28 vet Gouel al Levrioù e Breitz » pour le 28e festival du livre en Bretagne. J’avais passé la nuit dans ce petit hôtel où je me suis promis de revenir avec Sarah-Jane. Elle était restée pour bosser sur les recettes de son bouquin et n’avait pas pu m’accompagner.
Oui elle était là, je me souviens maintenant, je lui ai dédicacé le tome 3 … toujours à Bonnie Calamity… Oui ça me revient, elle m’a même demandé pourquoi j’étais ici alors que le thème de cette année était la Corse. Je l’ai même trouvée un peu sèche, elle n’était pas aussi souriante que les fois d’avant.
-Alex! Mon vieil ami, tu as reconnu une de tes fans et alors? Ce n’est pas la première fois, les gens te reconnaissent et là tu en as reconnu une… quand bien même? C’est peut-être une folle, une érotomane et si elle n’a pas souri la dernière fois c’est parce qu’elle est jalouse et en colère tout simplement , étant donné que la sortie du tome 4 est prévue au même instant que le livre de Barbie… Alors tu te sors cette nana de la tête, tu retournes chez toi, tu fouilles dans le blog de ta femme et tu me files le tome 4 pour dans 72h. Garde si tu veux l’histoire de la douche mais donne nous une idée de plus de légèreté à ton héroïne et table sur la honte, elle ne le refera plus jamais et patati et patata et elle se confie à son amie Valérie…
-Valérianne! Le coupa-t-il.
-Si tu veux mais tu te mets au boulot et plus vite que ça. Tu es mon ami, Alex, et je t’aime comme un frère… On fait comme prévu: vendredi 22 décembre 2017 à 20h30 au Tschann 13, on dévoile le tome 4 de Bonnie Calamity et le livre culinaire de ta femme et on se fait une séance de dédicace dés le 26 à la Librairie de Paris, place Clichy… Après on sera en 2018, tu prends un peu de vacances et on reparle de tout ça, mais ne me laisse pas tomber poto, pas maintenant.
Alex rentra chez lui et se remit au travail… sans grande conviction. Son esprit vagabonda vers cette rouquine, il ne l’avait pas réellement remarqué aux différents salons du livre mais elle était là, présente dans son esprit. Et son air à Carhaix… à la limite du mépris…
Il secoua la tête pour chasser cette image de sa mémoire qui sans qu’il ne sache trop pourquoi…lui faisait mal. Il ralluma son ordinateur, retrouva le premier opus de « Bonnie Calamity 4 -Toujours Debout – » , rien ne s’effaçait réellement sur un ordinateur … en même temps il avait jeté son exposé dans la corbeille virtuelle et comme dans la vie réelle ne l’avait pas vidée. Il imprima son récit, prit ses feuilles en main et alla dénicher la vieille machine à écrire de sa mère qu’il avait délaissée depuis de nombreuses années au fond d’un placard de sa chambre et se mit à taper… la prose d’une autre.